Cela fait à peine huit mois que je suis ici et j'envisage déjà de me pendre. Bon, je vous le concède, pour ma propre sécurité - plus psychologique qu'autre chose - il est préférable que je sois ici, dans ce que tout le monde appelle la colonie des sang-mêlé, mais c'était tout de même mieux avec Drayan, mon géniteur. Ici, je me fais chier comme un rat mort. Alors qu'avec Drayan au moins il y avait de l'action. Attendez un peu que je vous raconte mon histoire.


J'ai vu le jour en Argentine, dans une région que l'on appelle la Terre de feu. La seule famille que j'avais pour lors - et qui d'ailleurs est toujours la seule - était mon paternel. La vie avec lui était assez rocambolesque. Nous ne sommes pas restés très longtemps en Amérique du sud. À vrai dire j'ai vécu un peu partout dans le monde, suivant Drayan à la trace. Il était de ceux, que l'on appelait pour « effectuer un travail » comme il le disait si bien. À cette époque je ne comprenais pas bien en quoi cela pouvait bien consister. Il était un peu fou. Un peu paranoïaque sur les bords, mais aussi bizarre que cela puisse paraitre je le considérai comme un véritable héros. J'avais six ans. On était au Japon. Un petit nippon l'avait gracieusement remercié avec un sourire des plus larges qui soit - et une sacoche remplie de billet. Le second du petit nippon était venu me voir pour me signifier que mon père était un homme formidable aussi courage que fort. Et depuis ce jour j'ai vu en lui quelqu'un qu'il n'était pas du tout.

Il avait eu une formation militaire. Il était d'ailleurs, selon ses propres dire, une « véritable machine de guerre et un soldat hors pair ». Il m'avait appris quelques trucs durant nos nombreux voyages et plus je grandissais, plus je devenais un soldat à mon tour. Rien n'était laissé au hasard. Jamais. J'avais onze ans, lorsque j'ai pris ma première arme à feu dans la main. C'était sans doute inscrit dans mes gènes - ou alors était-ce la chance du débutant - mais la canette placée à une cinquantaine de mètre ne fit pas très long feu sur son rondin de bois. Il m'avait alors demandé ce que j'avais pu ressentir lorsque le coup de feu était partie et que j'avais répondu « une simple excitation », il m'avait alors annoncé que cette sensation était multipliée par cent lorsque la cible était un homme - en sens large du terme. Et c'est à ce moment-là qu'il m'expliqua son travail « d'exécuteur de nuisible » - où plutôt de « Tu me payes plus cher, donc toi tu restes en vie et ton ennemi demain est mort ! » - et surtout son histoire avec l'armée. Il avait été réformé, parce qu'il était « apparemment trop dangereux et incontrôlable sur le terrain ennemi » répétait-il sans cesse. Foutaise selon lui. En réalité mon père était un psychopathe doublé d'un sociopathe. Rien de bien inquiétant.



J'avais treize ans. On était en Russie, « terre des psychopathes imbibés de vodka » m'avait dit mon géniteur. Il était là pour exécuter l'un des dirigeants de la mafia russe pour le solde de la mafia roumaine. Une querelle qui datait pourtant de la guerre froide, mais qui n'avait apparemment toujours pas trouvé d'issue convenable pour l'un ou l'autre des deux camps. Il m'avait, pour une fois, utilisé comme simple de premier pion. J'étais une sorte de guet, qui devait faire une sorte de bruit bizarre si un homme à l'aspect tout aussi bizarre s'approchait de l'endroit ou Drayan effectuait son boulot. Tout c'était passé sans encombre et je n'avais pas eu besoin de faire quoi que ce soit de ridicule pour le prévenir. On était rentré rapidement, mais discrètement, à l'hôtel dans lequel on logeait. Mais seulement une dizaine de minutes après que nous soyons rentré, cinq hommes à l'allure d'amour à glace avait pénétré dans la chambre en fracassant la porte avec la simple force de leur coup de pied. Ils étaient tous armés jusqu'aux dents et nous avaient tout simplement pris de court. Très vite, un homme s'occupa de moi dans un coin pour laisser ses quatre collègues régler son problème à mon père. Il hurlait en russe et c'était de la folie. J'avais beau me débattre, rien n'y faisait, l'homme était vraiment trop fort pour moi. Je voyais mon paternel se faire démolir la face - et le mot est faible - par les hommes de mains qui venaient de pénétrer. L'homme qui me tenait fermement par l'un de mes deux bras, tenait dans son autre main une arme blanche. Au début, il l'avait déposé délicatement contre ma jugulaire, mais il était tellement absorbé et enthousiasmé par le spectacle qu'il voyait que la lame c'est dangereusement déplacé vers mon œil droit. J'ai alors fermé les yeux remplis de rage et de crainte. Deux secondes plus tard, je me sentais beaucoup plus grand, beaucoup plus fort. Sans crainte, ni peur. J'avais simplement envie de les mettre en pièce. Je sentais quelque chose coulée sous mon œil droit, quelque chose de chaud. Mais à ce moment-là, cela n'avait plus aucune importance. L'homme qui avait la charge de me tenir prisonnier, restait me regarder maintenant avec un air de terreur. Il me regardait d'en bas, comme si je le dépassais d'au moins cinq têtes. Aucun son ne sortait de sa maudite bouche. Sans prendre le temps de réfléchir davantage, je lui envoyai mon poing droit dans la figure - qui à ce moment-là, n'avait pas du tout l'allure d'un poing, mais plus d'une patte gigantesque affublé de griffes énormes et acérées. Il se retrouva par terre, inconscient, la gueule en sang, traversée par quatre marques profondes. Sans aucune pitié pour lui, je me retournais vers les bourreaux de mon père, qui avaient arrêté de le frapper. Ils avaient tous, ainsi que Drayan, les yeux tournés vers moi, pleins d'horreurs et de surprise. J'avais envie de parler de leur dire de dégager où sinon il allait leur arriver la même chose qu'à leur copain, mais un simplement hurlement - qui ressemblait plus à un grognement d'animal sauvage - s'échappa de ma bouche. Ni une, ni deux les colosses prirent leurs jambes à leur cou en oubliant au passage le dernier de la bande. Une trentaine de seconde après, je m'évanouissais. Je n'avais plus aucune force.


Je me suis réveillé seulement quatre jours après, avec une belle balafre sous l’œil droit et une impression de fatigue extrême. Dans un hôtel toujours aussi miteux, mais à deux cents kilomètres de l'endroit où nous avions subi l'agression. Mon géniteur paraissait, pour la première fois de sa vie, inquiet. Je ne me souvenais de rien et il ne perdit pas de temps à m'expliquer toute l'histoire, mais véritablement toute l'histoire. Je venais de me transformer en ours brun et j'étais un demi-dieu. Il ne m'avait jamais parlé de ma génitrice auparavant. C'était un peu, une sorte de sujet tabou et je l'avais très bien compris. Jamais au grand jamais il ne m'avait parlé d'elle. Même pas pour me mentir à son compte en me disant qu'elle était morte où qu'elle avait été contrainte de m'abandonner.

Suite à cela j'étais devenu le coéquipier de mon père. Son protecteur en cas de coup dur et son « homme à faire diversion », comme il le disait si bien. En effet, vous n'imaginer même pas ce qu'un ours, ou une tout autre bête sauvage - parce que oui, j'avais la capacité de me transformer en n'importe quel animal dès que la colère ou la peur se présentait - peut provoquer comme pagaille dans un centre-ville. Et cela avait duré très longtemps. Trop longtemps sans doute. J'avais tous fraichement vingt ans. J'étais devenue maintenant un parfait soldat - aux dires de mon paternel - et j'avais même tué quelques hommes coriaces que mon père n'arrivait pas à faire disparaitre. On était une fine équipe et je me voyais finir mes jours comme cela. Après tout c'est plutôt bien payé et puis à force de trainer avec un sociopathe, on apprend très rapidement à ne pas avoir pitié de ses victimes. Et puis dans le fond, c'était eux ou moi. Ce jour-là, on était arrivé à Johannesburg. Un dealer d'envergure international faisait de l'ombre à son principal concurrent. J'étais comme à mon habitude à mon poste tandis que mon père « partait au front ». Seulement ce jour-là, rien ne se passa normalement. Des coups de feu se firent entendre et la carcasse de mon père fut jetée à l'extérieur du bâtiment dans lequel il venait de pénétrer une vingtaine de minutes plus tôt. Il m’avait appris à ne pas me faire repérer quoi qu’il advienne pour lui. J’étais resté stoïque. Je ne pouvais plus bouger. Jamais on n’avait envisagé un truc pareil. Je suis resté là, une ou deux minutes, alors que la population locale commençait à s’agglutiner autour du cadavre. Une jolie fille, aux yeux vert émeraude me siffla pour attirer mon attention. « Viens, suis-moi. Ne reste pas ici. Tu vas te faire prendre ! ». Elle paraissait calme et moi j’étais trop sonné et désorienté pour réfléchir à quoi que ce soit. Elle m’emmena dans une sorte de clairière tranquille et m’expliqua ce qu’elle faisait ici. Elle m’observait de loin depuis longtemps. Elle connaissait ma véritable identité et l’identité de ma mère. Elle était une nymphe et avait eu pour mission de me protéger et de me ramener au camp lorsque cela serait nécessaire. Le temps était venu.

Depuis que je suis ici – mon trou à rat comme j’aime l’appeler – je me sens comme enfermé dans une sorte d’hôpital psychiatrique pour dégénéré qui se prépare pour une guerre qui n’arrivera certainement pas. Je ne suis toujours pas reconnu par ma mère et c’est tant mieux je dois dire. Je ne peux vraiment pas la blairer celle-là. Je ne suis pas spécialement intégré et je n’essaye pas non plus. Ils me font tous autant pitié les uns que les autres. Et même si je sais éperdument que je suis « plus en sécurité » ici que dehors, le passé me manque.