Salut, on se connaît ?

Encore une journée banale au camp ; sans surprises, sans embrouilles, un tantinet ennuyeuse. Lucan se sentait cependant éreinté en rentrant au bungalow, ce jour-là. Il avait lourdement posé son sac-à-dos dans l'entrée, et s'était effondré sur son lit, sans prêter attention aux regards curieux de son frère aîné ou de sa jeune sœur. Il avait fait une petite sieste qui l'avait remis d'aplomb, puis, afin de réveiller son esprit engourdi, il avait décidé de se balader un peu dans le camp. Il était passé devant l'infirmerie, devant d'autres bungalows, avant d'arriver dans la forêt, poussant un soupir lorsqu'il fut hors de vue et caché par l'épais feuillage des arbres.

La forêt était l'endroit où il allait quand il voulait être seul. Il y avait le lac, également. Cela faisait un petit bout de temps qu'il n'avait pas été tremper ses pieds dans l'eau fraîche. Il faut dire qu'il avait été occupé, ces derniers temps. Zeus s'était décidé à lui offrir son premier cadeau, un événement qui avait chamboulé le russe, habitué à l'indifférence de son père. Ses sentiments envers lui étaient confus, d'où sa visite dans la forêt afin de remettre de l'ordre dans ses idées.
Mais aujourd'hui, au lieu d'être un havre, la forêt n'était qu'une forêt. Lucan était sans cesse distrait par le bruit des oiseaux, par les animaux qui y vivaient, mais aussi par d'autres demi-dieux qui, comme lui, recherchaient solitude et tranquillité dans la pénombre forestière. Agacé, il décida d'aller au lac. Peut-être qu'il pourrait y être plus tranquille.

Il traversa donc la forêt et revint vers le camp. Il s'introduisit dans les cuisines, vola une pomme, et se dirigea vers le lac en croquant dans le fruit. Il avait fini sa pomme depuis un petit moment lorsqu'il arriva vers le lac, et marcha par inadvertance sur une branche de bois mort qui se brisa bruyamment, attirant l'attention d'une jeune fille blonde qui était assise non loin de là.

"Il y a quelqu'un?"

Elle s'était levée et regardait autour d'elle. Lucan s'avança et leva les mains en signe d'apaisement.

<< Ce n'est que moi. Pardon, je ne voulais pas te faire peur. Je m'appelle Lucan. >>

Comme si ça pouvait la rassurer, pensa-t-il, son côté cynique prenant le dessus. Il n'avait jamais vu cette fille auparavant, elle devait donc être nouvelle. Enfin, en même temps, il ne prêtait pas attention à grand-monde, au camp. Il n'avait pas beaucoup d'amis, même s'il était pensionnaire depuis quatre ans, maintenant.

Salut, on se connaît ?

Lucan se sentait ridicule avec ses mains en l'air ; gêné, il laissa retomber ses bras le long de son corps alors que la fille récupérait ses chaussures. Il était positivement certain de ne l'avoir jamais vue auparavant, mais il supposait que son frère la connaissait. Lloyd connaissait tout le monde.

"Ce n'est rien ne t'en fais pas j'aurais du être plus sur mes gardes... Je m'appelle Jane. Je suis arrivée il y a peu."

Jane. Oui, il se souvenait avoir entendu parler d'elle. Il faillit répéter qu'il s'appelait Lucan, mais se retint au dernier moment. Il était déjà assez gêné, il était préférable de ne pas en rajouter. Il respira un bon coup, remettant de l'ordre dans ses idées, alors que Jane s'approchait, un livre sous le bras, l'air aussi nerveuse que lui. Ou était-ce lui qui était nerveux ?

" Je suis la fille de Dionysos, je suis originaire de Londres. Et toi de qui es-tu l'enfant? Je ne me souviens pas t'avoir déjà croisé..."

Dionysos... Si Lucan se souvenait correctement de ses cours de grec, c'était le dieu du vin. Ou quelque chose comme ça. Le grec n'avait jamais été une de ses matières favorites. Et puis ces cours étaient toujours son premier cours de la journée, et il en profitait, généralement, pour finir sa nuit. Lloyd l'avait beaucoup sermonné là-dessus, comme tout grand frère qui se respecte, mais il s'en fichait pas mal.

Grossière erreur. Il finit par se rendre compte que Jane lui avait posé une question, et il s'empressa de répondre, bafouillant légèrement et sentant le rouge lui monter aux joues. La honte.

<< Je suis un des enfants de Zeus. Je viens de Russie. Hum, non, je ne pense pas qu'on se soit déjà croisés, mais euh... >>

Il faillit rajouter que c'était probablement sa faute, puisqu'il ne prenait jamais la peine de faire connaissance avec quelqu'un, mais là aussi, se retint au dernier moment. Il ne voulait pas passer pour un ermite. Il savait que c'était à lui de relancer la conversation, à présent, mais Jane le rendait nerveux et il perdait tous ses moyens. Il sourit, gêné.

<< C'est un livre en grec ancien ? >>, finit-il par demander.

Il jura intérieurement. Vraiment, une question si stupide était la seule chose qui lui était venue à l'esprit ? Il aurait pu la questionner sur son père, sur sa vie d'avant le camp, sur les cours qu'elle suivait etc... Mais non, il avait posé une question dont la syntaxe n'était même pas correcte sur un livre, qui, de toute évidence, était en grec ancien.
Non pas que les livres l'embêtaient. Lucan était un lecteur avide, et lire était d'ailleurs l'un de ses passe-temps préférés au camp. Il avait une préférence pour les auteurs américains classiques du siècle dernier, comme Fitzgerald ou Harper Lee. Évidemment, dans le cadre de son éducation en Russie, il avait eu droit à tous les auteurs russes et à l'entièreté de leurs œuvres.

Le jeune russe se sentait stupide. Il espérait que Jane ne lui tiendrait pas rigueur de sa nervosité.

Salut, on se connaît ?

Lucan Isaak Samarine n'était pas le genre de garçon à être nerveux.

D'abord, parce que ce n'était pas son tempérament. C'était un garçon plein d'assurance, confiant en l'avenir, qui ne passait pas son temps à réfléchir au futur et à s'en inquiéter. Il évitait les situations durant lesquelles il se sentait mal-à-l'aise ou gêné, ou, quand c'était inévitable, faisait de son mieux pour s'intégrer.
Ensuite, parce qu'il avait passé les treize premières années de sa vie dans le microcosme de l'école militaire, où ses professeurs et ses camarades l'avaient jugé selon ses compétences et son efficacité. Inutile de préciser que Lucan avait rapidement gagné la confiance et l'admiration de la plupart des membres de l'administration ainsi que du corps étudiant. Comme le lui avait confié un de ses professeurs, il était né pour se battre.

C'est pourquoi il était très déstabilisé par la jeune fille qu'il avait en face de lui. D'une manière générale, la gente féminine le déstabilisait. Il n'avait jamais vraiment fréquenté les filles, à l'école militaire ; évidemment, il y avait le traditionnel bal de Noël durant lequel les garçons et les filles de différentes écoles militaires se rencontraient pour une "soirée de pur amusement". Mais cela ne favorisait pas vraiment le dialogue.
C'est peut-être ce qui avait le plus déstabilisé le russe à son arrivée au camp. La mixité. Aujourd'hui, il était content que le camp soit mixte, bien sûr ; après tout, l'une de ses personnes préférées dans le camp était une fille. Cela ne voulait pas nécessairement dire qu'il était toujours très à l'aise en sa compagnie.

Le russe reporta son attention sur Jane qui avait repris :

"Oh! Un fils de Zeus? Tu es donc le frère de Lloyd! C'est lui qui m'a montré le camp! Il est très gentil!"

Il eut un petit sourire narquois. Évidemment que Lloyd lui avait montré le camp. Maintenant qu'il était au courant, cela lui semblait normal, voire évident. Lloyd ne refusait jamais la compagnie de la gente féminine. Il se promit de faire une petite réflexion à son frère aîné sur le sujet.

<< Oui oui, c'est mon frère. Curieusement, ça ne m'étonne pas que ce soit lui qui t'ait fait visiter le camp. >>, dit Lucan en souriant malicieusement.

Il jubilait d'avance à l'idée de charrier son frère. Mais le rouge qui montait aux joues de Jane le ramena sur terre, et il se sentit rougir lui aussi alors qu'elle lui posait des questions sur la Russie.

"Tu viens de Russie? C'est bien loin d'ici ça... Ta famille doit te manquer..."

Au mot "famille", le visage de Lucan perdit un peu de sa couleur, mais il reprit rapidement contenance. Il n'avait que sa mère. Il entretenait une correspondance assidue avec elle, mais, il le savait, elle taisait beaucoup de choses. Il avait compris qu'elle n'allait pas fort lorsqu'elle lui avait écrit sur un papier de mauvaise facture, estampillé du cachet de l'hôpital de sa ville natale, Arkhangelsk, petite bourgade perdue au fin fond de la Sibérie, gelée la moitié de l'année. Il se doutait qu'elle avait des problèmes de santé. La solitude ne lui avait jamais réussi, et Zeus l'avait vraiment détruite lorsqu'il l'avait laissé. Lucan aurait volontiers souhaité ne jamais avoir vécu si cela avait permis à sa mère de rester la femme qu'elle avait été avant sa naissance, avant sa rencontre avec Zeus. Cependant, Jane attendait une réponse, et Lucan eut un sourire gêné lorsqu'il dit :

<< Je viens d'Arkhangelsk, plus précisément. Peu de gens connaissent, c'est vraiment perdu dans la Sibérie. On est près du pôle nord. Quant à ma famille, je n'ai que ma mère. Et c'est vrai qu'elle me manque terriblement. Et toi, Jane ? Tu viens de Londres, c'est bien ça ? Tu as beaucoup de famille là-bas ?

Lucan avait littéralement découvert la vie avec une fratrie à son arrivée au camp. Lui qui n'avait pu compter que sur lui-même, avait d'abord rejeté le soutien de Lloyd et d'Elektra. C'est dur de s'ouvrir aux autres lorsqu'on a toujours été seul. Ils étaient les deux seules personnes au monde avec lesquelles il était lui. Son lui dans son entièreté. Avec Lloyd et Elektra, il n'avait rien besoin de prouver ; pas besoin de mentir, non plus. Il savait qu'il pouvait compter sur eux et qu'ils pouvaient compter sur lui. En fait, il avait rarement été aussi heureux qu'en leur compagnie.

<< Tu as rencontré les autres enfants de Dionysos, au fait ? >>

Il voulait avoir le ressenti de Jane sur sa fratrie. Pour lui, faire partie des zeusillons avait été libérateur ; peut-être qu'elle détestait ses demi-frères et ses demi-sœurs. Elle jetait un coup d'oeil à son livre afin de répondre à la dernière question de Lucan.

"Hein? Ah.. Euh... Oui en effet c'est du grec ancien. J'ai du mal avec les livres en anglais. Et comme je commence tout juste à lire le grec... C'est un conte pour enfant. Tu aimes lire?"

Les lèvres de Lucan s'étirèrent en un sourire. Sa gêne commençait à disparaître alors que la discussion avec Jane poursuivait son cours.

<< J'ai du mal avec le grec. Enfin, je le lis correctement, mais je pense manquer un peu de pratique. Disons que je ne suis pas très... Attentif, en cours de grec. >> Il lâcha un petit rire. << J'aime lire, oui. On me faisait lire des auteurs russes à l'école, mais j'ai lu beaucoup d'auteurs américains et anglais également. Je ne suis pas très difficile, je lis tout ce qui me passe par la main. C'est mon passe-temps préféré, en fait. Et toi ? Tu lis beaucoup ? >>

Le russe avait du mal à croire qu'il en disait tant sur lui-même à une fille qu'il venait de rencontrer. Mais la compagnie de Jane lui plaisait, et il aimait lui parler.

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Salut, on se connaît ?

La conversation avançait tranquillement, et Lucan se détendait, appréciant la compagnie de quelqu'un de nouveau. Il avait oublié à quel point c'était plaisant de se faire un ami, si bien qu'il se laissait aller et faisait éclater ses sarcasmes au grand jour, chose qu'il ne faisait habituellement qu'en présence de Lloyd et Elektra.
D'ailleurs, sa petite réflexion sur l'attitude de son frère aîné sembla déstabiliser Jane, et le russe se mordit la lèvre, sentant qu'il avait peut-être été un peu loin. Gêné, il voulait disparaître lâchement sous terre, mais cacha cela derrière un masque poli.

<< Je te prie de m'excuser, Jane. Je ne voulais pas paraître inconvenant. Je suis désolé si ma remarque t'a gênée. >>

À peine eut-il fini sa phrase qu'il la regretta. Le ton était trop formel, peut-être même froid. Les mots qu'il avait utilisé donnaient un caractère officiel à ses excuses. Il aurait voulu paraître chaleureux et repentant, mais il savait qu'il avait eu l'air hautain. Ce n'était pas entièrement sa faute. Enfant, sa mère lui avait appris à s'excuser de cette manière ; l'école militaire était allée dans ce sens. Formalité, politesse et respect, les maîtres-mots de son enfance.

"Ha! C'est un nom bien compliqué ça!", avait dit Jane en parlant du nom de sa ville.

Cette remarqua arracha un sourire à Lucan. C'était vrai que c'était un nom complexe à prononcer. Le manque de voyelles embarrassait souvent les personnes qui parlaient une langue latine. Cependant, Lucan adorait sa langue maternelle. Elle était complexe, certes, mais il la trouvait belle à entendre, agréable à écrire. Même si il ne se l'avouait pas vraiment, sa patrie lui manquait.
Alors qu'il venait de parler de sa mère à Jane, celle-ci lui murmura un petit "Excuse-moi.", auquel il répondit par un hochement de tête signifiant qu'il n'y avait rien à excuser. Aucun mal, à ses yeux, n'avait été commis. De toute façon, la famille était un sujet sensible au camp, mais que personne ne semblait vraiment éviter.

"Oui je viens de Londres. Je suis née là-bas en tout cas. J'ai déménagé dans la banlieue de New York il y a quelques temps. Ma mère est danseuse et elle rêvait de grandes scènes enfin bref c'est pas très important. Et je n'ai que ma mère aussi. Enfin... J'ai sans un énième beau père depuis que je suis partie. Mais eux je les compte pas."

Ainsi, sa mère était danseuse ? Cela éveilla la curiosité de Lucan. Peut-être sa mère avait-elle dansé pour le Bolchoï ? Il n'était pas particulièrement friand de danse classique, mais c'était une grande partie de la culture russe. Sa mère, elle, aimait beaucoup cela. Elle l'avait emmené voir un ballet une fois, à Moscou. C'était l'un de ses souvenirs favoris. Le russe avait rarement vu sa mère aussi heureuse, et pour elle, il avait fait l'effort de se tenir tranquille. S'il n'avait pas tellement aimé la danse, la musique avait eu un grand impact sur lui. C'est pourquoi sa mère l'inscrivit d'abord à des cours de violon, mais devant l'évident manque de talent de son fils, elle décida de lui apprendre elle-même le piano. Plus tard, lorsqu'il avait rejoint l'école militaire, son professeur de musique lui avait donné des cours particuliers afin qu'il ne néglige pas son aptitude musicale, si bien qu'aujourd'hui, Lucan était très doué. Il avait un petit clavier au bungalow, et il jouait parfois pour divertir Lloyd et Elektra.

Le sourire crispé de Jane l'intrigua cependant, et il décida de la réconforter.

<< Au bout du compte, Jane, tout ira mieux, j'en suis certain. Et si cela ne va pas mieux, c'est que ce n'est pas encore le bout. >>, murmura-t-il à la jeune fille.

Il lui offrit un pâle sourire. Lui-même ne croyait pas vraiment à ce qu'il venait de dire. L'espoir l'avait quitté au moment où le médecin de sa mère s'était mis à correspondre avec lui, afin de l'entretenir de son état préoccupant. C'était 50/50, à présent. Et Lucan ne parvenait pas à comprendre, à accepter que l'on ait réduit l'état de sa mère à une fraction et à quelques paroles insensées. Pour l'instant, il n'avait parlé à personne de la santé inquiétante de sa mère. Pas même à sa fratrie. Il ne se sentait pas prêt.
Cependant, un sourire fleurissait sur le visage de Jane qui parlait à présent de ses frères.

"Oui! Enfin je ne les connais pas encore très bien mais oui! C'est Athènes, le chef du bungalow qui m'a apprit à tirer à l'arc! On est trois nous aussi. Ils sont tous les deux très gentils. Ça m'a fait un bien fou d'arriver ici et d'être accueillit aussi chaleureusement! Je me suis sentie comme revivre un peu pas toi? Tu es arrivé depuis longtemps."

Athènes. Lucan avait entendu parler de lui. Il le voyait parfois, au champ de tir. Il était content de constater qu'il n'était pas le seul à avoir vécu son arrivée ici comme une bouffée d'air frais. C'était tellement rassurant de savoir que l'on n'était pas seul, qu'on appartenait quelque part.

<< Si ! Je n'ai jamais été aussi heureux qu'ici. Lloyd et Elektra m'ont tout de suite accueilli chaleureusement. Je suis arrivée il y a quatre ans. Je suis le dernier enfant de Zeus à avoir rejoint le camp, à vrai dire. >>

Cela n'avait pas été tout de suite un plaisir de vivre au camp. Au début, le jeune homme avait rejeté tout le monde. Lloyd, Elektra, les professeurs, les autres demi-dieux. Il s'était montré froid et odieux avec la plupart des gens. Il en avait voulu à sa mère de l'avoir laissé ici. À son arrivée au camp, il avait treize ans, et vivait très mal le fait d'être un demi-dieu. Encore aujourd'hui, il avait du mal à comprendre comment utiliser ses pouvoirs et vivait mal le fait de ne pas être comme tout le monde. Tout s'était arrangé, finalement, quand il avait compris qu'être un véritable connard avec son entourage ne changerait rien à ce qu'il était. Il s'était alors ouvert à sa fratrie, aux autres, et s'était plongé dans ses études afin de se remettre à niveau avec les autres Omégas.

"Oui je lis beaucoup aussi ! C'est aussi mon passe temps favori ! J'ai lu de tout temps que c'est pas très compliqué à comprendre avec cette dyslexie je mets du temps à lire mes livres. Tous les genres me plaisent mais mon préféré reste tout de même le fantastique, ça fait rêver surtout lorsque l'auteur crée un autre univers, je trouve ça fascinant !"

Lucan sourit face à l'enthousiasme de Jane pour la lecture. C'était vrai que la dyslexie dont les demi-dieux souffraient ne rendait pas facile l'apprentissage de la lecture et de l'écriture. Sur ce plan là, il avait été chanceux de parler russe, car le grec et le russe partagent le même alphabet et le même type de son. Cependant, l'apprentissage de l'anglais et du français s'était révélé être un véritable défi pour le russe. Il mélangeait les lettres, les sons, les mots. Il avait dû travailler plus dur que les autres élèves pour maîtriser les deux langues. Aujourd'hui, il faisait encore des fautes, mais beaucoup moins qu'au début.
Quant à l'aspect "évasion" de la lecture, le russe n'en avait que peu bénéficié. Depuis tout petit, on lui faisait lire des classiques de la littérature russe, française, anglaise, américaine. Il avait rarement lu autre chose que ce genre de romans. Pour lui, la lecture symbolisait autre chose : l'appartenance. Pour lui qui s'était toujours senti seul, anormal, la lecture avait mis à sa disposition une myriade de personnages qui avaient la même sensibilité, les mêmes luttes, les mêmes pensées que lui. Et cela s'était révélé libérateur pour Lucan.

<< Je n'ai pas tant souffert de la dyslexie. Le russe est proche du grec pour les sons et l'alphabet, par exemple. Par contre, pour apprendre à parler français et anglais, c'était un vrai cauchemar. Tu as dit que tu lisais des livres fantastiques. Tu en aurais à me conseiller ? C'est un genre que je ne connais pas du tout. >>

De cette manière, il aurait un nouveau sujet de conversation avec Jane, ce qui l'enthousiasmait beaucoup.

"Si tu n'es pas très attentif en cours de grec ancien, c'est quoi tout activité favorite dans le camp? Et a part lire tu fais quoi?"

Les lèvres de Lucan s'étirèrent en un sourire malicieux. Il sortit un drachme de sa poche et le montra à Jane, paume vers le ciel, avant de le faire disparaître dans un mouvement rapide. Il feignit l'étonnement et sourit à sa nouvelle amie. Puis, il fit ré-apparaître le drachme dans sa main, avant d'éclater de rire.

<< Comme tu peux le constater, l'un de mes passe-temps favoris, c'est la magie. Enfin, la prestidigitation. C'est ce que je fais quand j'en ai assez de lire, ou de m'entraîner au piano. Sinon, j'ai deux activités préférées dans le camp : l'attrape-étendard et le tir-à-l'arc. Et toi, Jane ? Qu'est-ce que tu aimes faire, ici ? >>

Il jouait négligemment avec son drachme en attendant sa réponse, le faisant disparaître et ré-apparaître avec agilité.

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Salut, on se connaît ?

C'était étrange, mais Lucan avait l'impression d'avoir connu Jane toute sa vie. Il avait lu à propos de ce sentiment, mais n'en avait jamais fait l'expérience avant cette rencontre incongrue sur les bords du lac. Peut-être que Jane et lui avaient été amis dans une autre vie.
Elle lui pardonna sa petite remarque sarcastique et le russe laissa échapper un petit soupir de soulagement. Il aurait détesté que ses paroles aient pu faire du mal à Jane. En voyant son clin d’œil complice, son visage se fendit d'un sourire, et il sentit également ses joues rosir. C'était tellement... Il ne savait pas comment qualifier ce geste anodin. Il n'avait jamais fait de clin d’œil à qui que ce soit, pas même à ses amis de l'école militaire, et encore moins aux filles avec lesquelles il avait dansé lors des bals de Noël. Ç'aurait été considéré comme inapproprié. C'est pourquoi le clin d’œil avait un petit côté rebelle, pour le jeune homme. Et il adorait ça.

Sa nouvelle amie sembla amusée de sa réaction par rapport au manque de voyelles de la langue russe. Parler russe, pour Lucan, dans un camp dominé par des adolescents parlant une langue latine, c'était comme faire partie d'un club secret. Le jeune homme était très fier d'être russe. Il aurait aimé, quand même, avoir des compatriotes avec lesquels discuter, échanger des souvenirs, ou simplement, pratiquer la langue. Mais parler de sa culture à Jane suffisait à Lucan. Il se sentait en confiance, et n'avait pas l'impression de l'ennuyer avec ses histoires. De plus, le fait que Jane soit née au Royaume-Uni mais ait vécu en Amérique était fascinant aux yeux du jeune homme. Il avait envie de l'entendre parler sur son pays, d'échanger au niveau culturel. L'Amérique avait toujours exercée une sorte de fascination sur lui. Tout semblait... Simple, dans ce pays. Les personnes semblaient plus détendues, moins préoccupées par l'étiquette qui était imposée en Russie.

Le sourire de Jane, au moment où sa mère avait occupé ses pensées, lui réchauffa le cœur. Il n'osa cependant pas lui parler de la situation dans laquelle il se trouvait. Ce n'était pas dans ses habitudes de partager ses préoccupations avec ses amis ou sa fratrie ; d'abord parce qu'il était persuadé qu'il pouvait s'en sortir seul ; et ensuite, parce qu'il craignait de les ennuyer. Lucan avait toujours le garçon qui écoutait, et qui ne parlait pas. C'était le genre de personne vers qui on allait pour avoir des conseils, mais la réciproque n'était pas vraie. Lucan ne demandait que rarement conseil. Il fut content de changer de sujet et de parler de littérature, une de ses passions.

"Et bien tu as de la chance de pas avoir trop de problème avec la dyslexie ! C'est un calvaire parfois pour lire un mot ! Attends... Tu parles Russe, Grec, Anglais ET Français ? Wow ! C'est impressionnant ! Pour les livres, tu n'as qu'à passer au bungalow ou on ira à la bibliothèque pour voir ce que tu préfères. Je n'ai pas vraiment d'écrivains favoris donc je ne sais pas trop quoi te dire ! La magie, les monstres, les autres mondes! Il y a pleins d'histoires !"

Lucan eut un petit sourire face à la réaction de Jane, lorsqu'il lui apprit qu'il était polyglotte. Il n'en était pas peu fier, puisqu'il s'était vraiment battu contre la dyslexie pour apprendre les langues latines.

<< Quand j'étais en Russie, j'étais en école militaire. Les langues constituaient une grande partie du programme scolaire, puisqu'on était destinés à entrer dans l'armée ou dans les services de renseignements, à l'issue de notre cursus. C'est comme ça que j'ai appris à parler anglais et français. Tu as été à l'école au Royaume-Uni ou en Amérique, au fait ? >>, demanda-t-il en changeant de sujet brusquement. Il était intéressé par le passé de Jane, il voulait en savoir plus sur elle. << Oh, et pour les livres, pas de problèmes ! Je passerais au bungalow. Ou on se verra à la bibliothèque, ajouta-t-il rapidement, sentant ses joues rosir. Ce sera comme tu veux. >>

Il lâcha un rire nerveux qui ne lui ressemblait pas, et, gêné, se donna une claque mentale pour se reprendre. Il avait plus rougit en compagnie de Jane que pendant le reste de sa vie. Exécuter son petit tour de passe-passe lui redonna confiance en lui. Le drachme apparaissait et disparaissait au gré de ses envies, et il était habité par un sentiment de contrôle qui le rassurait. Même lorsqu'il eut fini sa démonstration, il continuait inconsciemment à faire passer la pièce entre ses doigts, appréciant le contact du métal contre sa peau.

"J'ai toujours aimé la magie! Je prends grand soin de ne pas trouver comment faire ces tours pour garder l'émotion qu'elle provoque ! Tu joues du piano ? Oh ! Il faudra que tu me fasses écouter ça, c'est mon instrument de musique préféré ! Sinon les activités que j'aime bien pratiquer ici...  En fait j'aime quasiment toutes les activités. Mais j'aime bien faire du tir à l'air et les cours avec les pégases je dirais...  Et je fais aussi unepartie d'attrape l'étendart!"

Jane semblait très enthousiaste et n'hésitait pas à le montrer, ce qui était aussi un changement majeur de mœurs pour le russe. Il aimait bien cela. Il n'y avait pas de jeux de faux-semblant avec sa nouvelle amie et c'était reposant de pouvoir être complètement honnête avec quelqu'un.

<< C'est l'inverse pour moi ! Je cherche toujours à savoir comment le tour est fait, j'aime pouvoir le déconstruire et le reconstruire. J'adore pouvoir le refaire ensuite. Oui, je joue du piano, dit-il avec un sourire. Encore un truc de l'école militaire. Je serais ravi de te faire écouter ! N'hésite pas à passer à mon bungalow un de ces jours. Son visage se fendit d'un énorme sourire. Tu fais du tir à l'arc ?! Moi aussi ! J'adore ça, c'est mon arme préférée. Tu es dans quelle équipe d'attrape-l'étendard ? Je suis défenseur dans l'équipe Nyx. >>

Plus la conversation avançait, plus le jeune homme était pris par cette impression d'avoir toujours connu Jane. Ils avaient dû se rencontrer auparavant, c'était sûr.

"C'est étrange qu'on ne se soit pas rencontré plus tôt! Ou peut-être qu'on s'est déjà vu et qu'on a pas fait attention..."

Cela fit réfléchir Lucan. Il avait sûrement dû croiser Jane au camp, par exemple à la cafétéria, ou lors d'un match d'attrape-l'étendard ? Mais si c'était le cas, il n'avait pas dû faire attention. Le russe ne faisait pas attention à grand-monde, au camp.

<< Es-tu sûre qu'on ne soit pas rencontrés avant ? J'ai... J'ai l'impression de t'avoir connu toute ma vie. >> , dit-il avant de rougir légèrement.

Salut, on se connaît ?

Lucan avait rarement participé à une conversation si agréable. Il se sentait compris. Il avait l'impression de faire partie de quelque chose, d'un tout, et non pas d'être exclus comme à son habitude. Le jeune adolescent qu'il était, lorsque sa mère lui fit part de sa réelle condition, l'avait très mal pris. Il avait détesté se sentir différent à nouveau, alors qu'il avait travaillé si dur pour s'inclure à l'école militaire, pour être comme les autres, anonyme parmi une foule d'autres anonymes. En parlant avec Jane, il se sentait normal, et c'était quelque chose qu'il adorait.

Lorsqu'il lui parla de l'école militaire, Jane fit un petit sourire en coin. Apparemment, elle l'avait soupçonné, pensa Lucan.

"Wow! Alors tu aurais pu devenir un espion! Comme James Bond!"

Le russe éclata d'un rire discret mais musical. Si aujourd'hui il riait de remarques comme celles-ci, plus petit, il s'était vu espion à la 007, avec des voitures fantastiques et des stylos explosifs. Ses professeurs s'étaient fait un devoir de le ramener à la réalité avec des cours axés sur la collecte et le traitement de l'information. Ce n'était pas très glamour d'écouter plusieurs heures de conversations indistinctes en anglais, surtout quand les interlocuteurs avaient un accent écossais prononcé. Et c'était très peu excitant de passer des heures tapis dans un van à regarder des enregistrements vidéos de caméras de surveillance. Le jeune garçon s'était alors rendu compte que le vrai travail d'espionnage consistait rarement en des courses-poursuites ou des parties de poker intenses. Son ambition s'était alors dirigé vers autre chose, une chose qui l'avait fascinée, enfant : les avions. Et c'était resté. Même aujourd'hui, alors qu'il savait qu'il n'y avait aucune chance qu'il le soit un jour, son rêve était d'être pilote dans l'armée de l'air. Lors d'une visite à la base militaire voisine de son école, il était monté dans un avion de chasse et il n'avait jamais pu retrouver pareilles sensations que celles de ce vol particulier. Il s'était senti libre, sans attaches ni responsabilités, comme si ses problèmes étaient restés au sol alors que lui s'envolait rencontrer Dieu dans les nuages.

Mais l'imitation de Jane, qui avait joint ses mains pour qu'elles ressemblent à un revolver, le sortit de ses pensées et il lui fit un sourire éclatant alors qu'elle rougissait, se sentant probablement ridicule. Lucan lui jeta un regard malicieux.

<< C'était très convainquant, Jane. Tu aurais pu faire partie du KGB. >> , dit-il avec un petit sourire avant de rire et de murmurer un pardon gêné. Il n'avait pas envie qu'elle se sente insultée par sa remarque.

" Excuse moi je m'égare! Et rappelle moi que ne pas te défier je veux pas me battre contre un mec qui a fait l'armée!"

Lucan fit semblant de prendre un air menaçant et froid, afin d'effrayer sa nouvelle amie, avant de rire chaleureusement. Il apprit que son cursus scolaire avait été un peu irrégulier, et son sourire se fana. Il se demanda ce qu'elle avait vécu à New York. Mais il n'osait pas lui poser la question. Elle lui dirait d'elle-même, ou ne lui dirait rien ; il ne voulait pas la forcer. Il avait lui-même des secrets, des souvenirs qu'il ne voulait partager avec personne. Des moments si intimes, tellement pleins de sens, qu'il se sentirait séparé d'une partie de lui-même si il en parlait.

Elle rougit en abordant le sujet des livres et Lucan également. Il était content qu'ils aient prévu un échange d'ouvrages, car cela voulait dire qu'ils se reverraient.
Elle sembla émerveillée par son tour de passe-passe, et cela réchauffa son cœur. Il ne faisait pas souvent de démonstrations de ses talents, jamais, en fait ; il n'était pas sûr d'en avoir déjà fait la démonstration à sa fratrie ni même à sa mère. C'était une compétence qu'il avait développé lors des voyages en train qu'il faisait, afin de rentrer chez lui pendant les vacances scolaires. C'était un trajet long de plus de huit heures, si bien que le jeune homme avait eu beaucoup de temps pour s'entraîner aux tours de passe-passe avec des pièces, à manipuler un jeu de cartes. Il avait conçu, à environ dix ans, quelques tours originaux ; mais n'avait jamais mis ses plans à exécution.

"Tu n'as pas intérêt à m'expliquer comment on fait les tours sinon ça va mal aller ! Je passerais avec plaisir ! Je te tire mon chapeau Lucan ! Polyglotte, pianiste, magicien, bon lecteur !"

Lucan rit, gêné. Certes, il était fier de ses accomplissements, mais n'aimait pas vraiment les étaler aux yeux de tous. Il préférait de loin rester dans l'ombre à ce sujet. Mais les questions de Jane avaient fait ressortir ces choses qu'il s'efforçait de garder silencieuses, presque comme si il en avait honte. Il trouva urgent de la questionner sur ses talents.

<< Et toi Jane ? Tu ne m'as pas vraiment parlé de toi. Quelles sont tes passions, mis-à-part la lecture ? >>

" C'est Athènes qui m'a apprit à tirer à mon arrivée! C'est vrai que c'est une arme pratique! Surtout si on sait bien en faire! Même si je ne néglige pas mon entraînement à l'épée. J'ai un peu de mal avec pour le moment ahaha ! Je joue dans l'équipe adversaire en temps que patrouilleur!"

Lucan hocha la tête. L'arc avait été la première arme qu'il avait utilisé à l'école militaire, et c'était à ce moment-là que ses professeurs avaient découvert la précision qui caractérisait le jeune homme. Même si on lui avait tout de suite fourré un fusil de chasse dans les mains, il avait toujours préféré l'arc. Et il était heureux d'avoir trouvé un autre point commun avec Jane. Quant à l'épée... Il s'entraînait régulièrement, certes. Et il était plutôt bon. Mais ce n'était pas à son goût. On était trop près de la victime, à ses yeux.

"C'est possible...! Je t'avoue que je ressens un peu la même chose ! Mais tu as raison. J'ai l'impression de te connaître depuis toujours alors que tu es Russe, je suis anglais, ton père est Zeus et le mien Dionysos. Si ça se trouve, on s'est rencontré dans une vie antérieur ! J'ai lu plusieurs livres qui ont ce sujet."

Lucan sentit le rouge monter à ses joues. Il était soulagé que Jane ressente la même chose. Peut-être était-ce vraiment arrivé. Peut-être s'étaient-ils vraiment rencontrés dans une vie antérieure.

<< Après tout, tu sais... Il y a encore cinq ans, j'aurais pris pour fou toute personne m'affirmant l'existence de dieux. Peut-être que c'est vraiment le cas, peut-être nous sommes nous rencontrés dans une vie antérieure. >>

Cette remarque laissa Lucan pensif.

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